La plupart des individus ont désormais en main des outils que seule l’entreprise fournissait jusqu’ici, leur offrant une puissance de calcul, du stockage, des logiciels, des informations, des contacts, de la formation… Les plates-formes d’intermédiation, comme Amazon, Alibaba, Le Bon Coin, Uber et Airbnb, offrent de multiples opportunités pour utiliser ces outils. En mettant en relation des tâches avec des internautes n’importe quand, n’importe où dans le monde, elles "deviennent un mécanisme de coordination du travail", explique Antonio Casilli, maître de conférences en humanités numériques à Telecom ParisTech. On parle même "d’uberisation" du travail, en référence à la start-up californienne Uber, devenue emblématique de cette tendance, et à ses chauffeurs, des travailleurs indépendants. Le concept se généralise et s’étend à la livraison de fleurs, de repas, aux services de nettoyage... À chaque fois, c’est un travail à part entière que réalisent ces nouveaux travailleurs indépendants, puisqu’ils se chargent de la mise en ligne, de la mise en valeur, de la relation avec le client, de la transaction. "Il suffit désormais de soixante secondes pour devenir entrepreneur", résume Brian Chesky, le CEO et fondateur d’Airbnb. Et pas beaucoup plus, avec une imprimante 3D, pour devenir un industriel !
DES MILLIERS D’INGÉNIEURS HORS LES MURS
L’industrie n’échappe pas à la mutation du travail par le numérique. Les internautes disposent désormais des moyens de fabriquer des produits. Une tablette, un logiciel de CAO, une imprimante, et le tour est joué. En tout cas, pour certains produits simples. Pour les plus complexes, il existe les fablabs, ces espaces collaboratifs qui donnent accès à des machines de fabrication jusqu’ici réservées aux industriels : postes à souder, thermoformeuses, fraiseuses, découpes laser, oscilloscopes, machines à découpe vinyle et postes de CAO. De quoi transformer les ingénieurs et concepteurs en nouveaux prestataires de l’innovation qu’un industriel pourra solliciter au travers de plates-formes technologiques, de communautés ou de hackatons, ces événements collaboratifs montés pour développer un projet informatique (logiciel, application…).
Le constructeur automobile Local Motors confie le design et l’ingénierie de ses modèles à une communauté open source en ligne. L’entreprise ne compte qu’une douzaine de concepteurs, mais a fédéré quelques milliers de contributeurs permanents et peut compter sur des dizaines de milliers de contributeurs occasionnels. Les bureaux d’études, la conception et l’ingénierie sont ainsi déportés et éclatés dans le cloud. "Ce mode de fonctionnement permet de bénéficier de personnes passionnées et compétentes, pourtant hors de notre industrie, explique Jay Rogers, le PDG. Nous intégrons une force de travail de loisir, de passion. Pour autant, notre relation avec eux est une relation de partage et nous devons les soigner pour ne pas les perdre !"
GE Electromenager, racheté par le suédois Electrolux, a poussé l’expérience plus loin. En moins d’un an, il a bâti un tout nouveau processus industriel appelé FirstBuild, en partenariat avec Local Motors, le fabricant d’imprimantes 3D MakerBot et la chaîne de fablabs Techshop. Il invite designers et ingénieurs à relever des défis autour de ses propositions, de ses données et de ses produits. Les meilleurs prototypes sont fabriqués en petite série et vendus sous la marque FirstBuild. En cas de succès commercial, ils passent dans le processus traditionnel de production GE et les équipes intègrent l’entreprise. Ce ne sont donc plus des salariés qui conçoivent et fabriquent les prototypes, mais des membres de la communauté. Ils ne travaillent pas au sein de l’entreprise et la plupart n’auront jamais de contrat avec elle. Cette nouvelle façon de produire induit aussi de nouvelles formes de recrutement, de gestion des ressources humaines, d’emploi.
UNE BOURSE AU TRAVAIL PERMANENTE ?
Les plates-formes numériques généralisent le crowdsourcing (appel à la foule), qui permet aux entreprises de lancer un défi à une foule de spécialistes sur le principe du tournoi. Tous concourent, mais seuls quelques élus décrocheront le Graal : la sélection de leur travail et une éventuelle rémunération fondée sur des critères variables. On retrouve notamment cette pratique dans le domaine créatif, à l’instar du français Creads (graphisme) et de l’américain HitRecord (création multimédia) fondé par l’acteur Joseph Gordon-Levitt. Mais elle est reprise dans d’autres secteurs. Ford compte ainsi sur sa communauté open source pour inventer des services de mobilité multimodale connectée.
Des plates-formes comme Freelancers, Foule Factory ou Mechanical Turk d’Amazon mettent, elles, en relation des entreprises qui ont des tâches simples mais non automatisables à exécuter avec des contributeurs prêts à le faire. Ces places de marché donnent accès à une main-d’œuvre à la demande pour, par exemple, rédiger des SMS personnalisés, des commentaires, classer des contenus… Et si le français Foule Factory annonce des tarifs horaires compris entre 10 et 15 euros, les 500 000 "turkers" d’Amazon, présents dans 160 pays, ne peuvent prétendre qu’à quelques centimes par tâche. L’uberisation du travail a un goût amer, celui du retour aux travailleurs payés à la tâche, quand d’autres se massent aux grilles virtuelles d’employeurs numériques.
DES RÉMUNÉRATIONS PEAU DE CHAGRIN
"Tout travail mérite salaire", disaient nos grands-mères. Pas sûr qu’elles s’y retrouveraient dans le monde qu’esquisse le numérique. La quasi-totalité des gens connectés, qui partagent et produisent des contenus et des données, donc de la valeur, sont le plus souvent des travailleurs qui s’ignorent. "Le 'digital labor' est la manifestation la plus surprenante de la transformation du travail par les plates-formes, confirme Antonio Casilli. Ce travail implicite des utilisateurs de plates-formes est souvent rémunéré de façon précaire, voire pas du tout."
Dans certains projets open source, en revanche, celui qui travaille est volontaire et accepte de ne pas être payé. C’est ainsi que sont nés Mozilla (logiciels libres) ou Pariss (automobile). Ce projet de véhicule électrique porté par Damien Biro a séduit Mickaël Sabatier, un jeune ébéniste de 33 ans, qui y participe par passion. Son engagement l’a amené à réaliser gracieusement un prototype de tableau de bord et un habillage de porte en bois. La question devient plus problématique quand des entreprises s’inspirent de cette culture alternative à des fins commerciales.
Dans l’univers impitoyable des hackathons, seuls certains projets seront finalement rémunérés. Tous les autres participants auront travaillé pour rien, d’un point de vue financier. Mais ils auront eu accès à des logiciels, outils et données fournis par l’organisateur du défi. Certains participants y voient un moyen de se faire la main et d’enrichir leurs compétences. Le concept reste néanmoins discutable, le public des hackathons étant souvent composé de jeunes diplômés qui peinent à trouver un emploi.
Pour Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences Po Paris, "les entreprises ne comprennent pas le monde des hackers. Elles traduisent par 'c’est gratuit' un modèle où la rémunération monétaire compte moins que la participation à un projet commun ou la reconnaissance par les pairs". En mettant ses clients à contribution, le numérique étend la sphère du travail non rémunéré. Certains chercheurs proposent donc un revenu universel ou contributif pour rémunérer le travail implicite de tous les internautes. Une idée controversée.
En revanche, il est devenu beaucoup plus facile de gagner de l’argent en louant son appartement ou en faisant du covoiturage. Les apps multiplient l’accès aux clients. Encore faut-il posséder un appartement disponible ou un véhicule. Cette uberisation du travail peut aller de pair avec une précarisation, à laquelle n’échappe pas le travailleur indépendant. Jean Nelson, le cofondateur de YouFactory, une usine collaborative à Villeurbanne (Rhône), s’inquiète "pour ceux pour lesquels ce n’est pas un choix, mais une nécessité par manque de possibilités". Pour un cadre qui gagne l’équivalent d’une prime en covoiturage, combien de chauffeurs précaires qui rêvent d’un salaire minimum ?
LE DIALOGUE SOCIAL DOIT RENAÎTRE
Avec une telle atomisation du travail, que devient le dialogue social ? Les échanges entre organisations syndicales et patronales associées à une entreprise ou une filière pourraient bien avoir fait leur temps. Comme l’expliquait récemment le dirigeant d’une entreprise de 300 salariés lors d’une conférence privée, "sur les réseaux sociaux, les salariés ont une liberté d’expression". Et de citer le cas où, ayant pris une décision qui mécontentait ses équipes, il fut obligé, par un groupe qui "s’était constitué illico" de négocier. "Cette transparence n’était pas un choix de ma part, dit-il, ça m’est tombé dessus." Un exemple extrême ?
L’économie numérique n’est pas seulement un rouleau compresseur qui écrase les droits des salariés. En atteste le développement des sites permettant aux salariés de noter leur employeur d’un jour ou d’un stage. Les DRH les prennent très au sérieux, persuadés qu’un bon recrutement et un faible turn-over reposent sur une bonne image. Pour Didier Baichère, le DRH de DCNS, il n’est pourtant pas question de consacrer trop de moyens à la surveillance des réseaux sociaux. "Je préfère mettre en place des comportements exemplaires en matière de relations entre les managers et les stagiaires", affirme-t-il. Un conseil à suivre. Le risque, sinon, pour une entreprise, est de se retrouver face à des cabales numériques qui nuisent à sa réputation. Il y a deux ans, en France, un collectif de graphistes a recueilli plusieurs centaines de signatures dénonçant les entreprises qui utilisaient un peu trop les concours de créativité. Aux États-Unis, les travailleurs indépendants s’organisent au sein de l’association Freelancers Union, fondée par Sara Horowitz, tandis que des chauffeurs d’Uber demandent à être considérés en tant que salariés et non comme de simples membres de la plate-forme. De nouveaux collectifs numériques voient aussi le jour, tels Turkopticon et WeAreDynamo qui regroupent les "turkers". En décembre, WeAreDynamo a lancé un appel pour interpeller Jeff Bezos, le patron d’Amazon, sur les conditions de travail de ses membres.
TEMPS ET LIEU DE TRAVAIL, DES CONTINENTS ENGLOUTIS
Jusqu’à l’arrivée des outils numériques et d’internet, l’entreprise, et le salariat, reposaient sur une unité de temps, de lieu, d’action. Aujourd’hui, entre l’entreprise et le domicile, entre le travail et la vie, "les frontières sont devenues poreuses, souligne Didier Baichère. Ce qui est intéressant, c’est que l’on a du mal à définir ce qui relève de la volonté de l’entreprise et ce qui provient des demandes des salariés". La mondialisation a nourri le phénomène. Quand un cadre a une téléconférence avec l’Asie, "il peut le faire à son domicile plutôt que de venir aux aurores se connecter depuis des bureaux vides", explique le DRH. De la même manière, de jeunes parents choisissent de quitter leur travail plus tôt, quitte à terminer certaines tâches chez eux, une fois les enfants couchés. Sans oublier ces salariés, évoqués par Éric Pérès, le secrétaire général de FO Cadres, qui "préfèrent travailler depuis chez eux car ils ont des outils plus modernes ou un meilleur débit" ! Certains Parisiens usés par les temps de transport s’accordent des temps de travail au calme dans des espaces de coworking comme La Ruche et le Numa, où ils croisent les nouveaux indépendants du numérique. Ces évolutions posent des questions : faut-il contrôler le temps de travail d’un salarié quand il n’est plus dans les murs et comment ? Quelle sécurité pour les données sensibles ?
Volkswagen a pris la décision radicale de bloquer les boîtes e-mails pendant la nuit et les week-ends. D’autres entreprises essaient d’accompagner le mouvement en faisant notamment travailler ensemble, dans le même lieu, leurs salariés et la kyrielle des indépendants. Si les exemples sont rares, ils n’en indiquent pas moins une évolution possible de l’entreprise. Steelcase ouvre depuis quelques semaines son espace parisien aux salariés nomades, aux designers et à tous les consultants et indépendants qui travaillent pour l’entreprise.
Orange s’est offert une vitrine dans la capitale avec la Villa Bonne Nouvelle qui rassemble équipes internes, start-up et artistes. C’est un laboratoire, estime Laurent Guilcher, le DRH adjoint d’Orange, qui en attend "une fertilisation croisée". "Dans un grand groupe, on a besoin de l’énergie, de l’agilité de plus petites structures. Les start-up sont en avance sur les méthodes de travail", explique-t-il. Les trois équipes d’Orange sur place sont aussi là pour apprendre à travailler autrement. Il est d’ores et déjà prévu qu’elles regagnent leurs bureaux pour y insuffler le nouvel esprit.
AVEC LES GAFA, LE RETOUR DES "SUBLIMES"
L’entreprise née de la révolution industrielle n’est pas encore morte ! Mais elle subit de plus en plus l’influence de la Silicon Valley. Les méthodes de gestion des ressources humaines – rebaptisées "talents"– des Google, Apple, Facebook et Amazon (les Gafa) et de leurs émules sont reprises par les sociétés traditionnelles. Celles-ci rivalisent de murs orange et bleu, de salles de jeux, de cafétérias avec boissons et snacks gratuits, d’équipements de sport. Elles tentent d’adopter une organisation hiérarchique plate et un fonctionnement agile, avec un soupçon d’appel à la foule.
Les Gafa et consorts doivent relever un défi permanent : attirer les meilleurs talents, venus du monde entier. Des « sublimes » 2.0, à l’instar des ouvriers hyperspécialisés que les industriels s’arrachaient au début de l’industrie et qui n’avaient que l’embarras du choix pour trouver un employeur. Les salariés sont triés sur le volet. "Nous les jaugeons à leurs contributions sur internet, leur participation à des projets open source. Les ingénieurs les plus chevronnés se retrouvent sur la toile", raconte Albane Bressolle, chargée de l’équipe de recrutement R&D de Criteo. Le processus de recrutement comprend souvent plus d’une dizaine d’entretiens avec différentes personnes de l’entreprise.
Mais les Gafa et consorts recourent aussi au big data et aux algorithmes. Ces derniers, qui permettent par exemple à Netflix, le service de vidéo à la demande, de recommander des films, servent ici à noter les candidats. Chez Box, une entreprise américaine de partage de fichiers, les postulants passent au crible de sept "psycho-mesures"– dont le degré d’introversion, les différents caractères innés et acquis de l’état d’esprit – qui sont corrélées entre elles puis analysées. Une analyse qui perdure en général tout au long du parcours dans l’entreprise.
Une fois ces perles repérées, il s’agit de les garder. Outre des bureaux propices à la créativité, on leur offre des salaires intéressants et de nombreux avantages, les transports et/ou le logement. La cité en construction à proximité du campus de Facebook n’est pas sans rappeler les cités Michelin et autres familistères du début du XXe siècle. Tout est fait pour retenir les meilleurs profils, faciliter leur vie professionnelle et privée et les maintenir autant que possible concentrés sur leur travail. Google réalise un chiffre d’affaires de 66 milliards de dollars avec moins de 54 000 salariés dans le monde ! Quand il en faut 274 000 à PepsiCo pour atteindre le même résultat. Et pour cause. Les Gafa et consorts tirent leur force des nombreux travailleurs indépendants du numérique. Qu’il s’agisse des développeurs et designers au sein des communautés, des participants aux hackathons ou des internautes eux-mêmes. Ces sociétés laissent entrevoir les nouvelles formes d’entreprises qui pourraient naître de la transformation du travail par le numérique : des cercles concentriques de travailleurs plus ou moins qualifiés, plus ou moins rémunérés, liés par un contrat plus ou moins strict. Work in progress…
Christophe Bys et Emmanuelle Delsol